VIENNE
ET
LA VIE VIENNOISE
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«Vienne et la vie viennoise»
PRÉFACE
J'aborde aujourd'hui des pays nouveaux et sympathiques; non-seulement sympathiques а
l'auteur, mais ce qui vaut mieux, sympathiques а la France.
L'Autriche, que j'entreprends de décrire, est la terre des contrastes, le pays des conflits et des
luttes de nationalités. Ce sont précisément ces oppositions et ces nuances qui en rendent l'étude
originale et curieuse. Après ce premier volume sur Vienne, je me propose d'en publier un second sur la
Hongrie et la Transylvanie, puis un autre sur la Galicie et la Bohême. Voila vingt ans qu'aucun livre un
peu complet n'a paru en France, sur cette partie de l'Europe où s'agitent tant de grosses questions, et
d'où partira le signal des futurs remaniements géographique. Le sujet, on en conviendra, ne manque ni
d'actualité ni de nouveauté.
Je crois d'ailleurs que le moment est venu d'écrire des œuvres vraies et sincères. «Notre époque,
a dit un illustre maître, M. Ernest Legouvé, n'est pas une époque d'imagination et de poésie; la réalité
seule l'intéresse profondément». Dans ma modeste sphère, j'ai osé entreprendre cette tâche aussi ingrate
que difficile, de peindre comme j'ai vu, de parler comme j'ai senti. Aussi que d'injures m'ont été
adressées! que de haines j'ai soulevées! — II faut plaindre les gens pour qui la vérité est une calomnie.
Tant que ces attaques ne sont pas sorties des feuilles prussiennes qui sont payées pour les écrire,
je n'y ai pas prêté grande attention; et j'avoue même que je ne me suis guère ému quand des journaux
français ont cru devoir faire chorus avec les journaux de Berlin.
Je sais trop bien que l'esprit de parti fait faire un triste métier а quelques tristes sires. Paul-Louis
Courier se plaignait déjà d'un «Monsieur du journal», qui lui semblait fâché: «II m'appelle, disait-il,
jacobin, révolutionnaire, plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, pestiféré ou pestifère, enragé,
imposteur, calomniateur, libelliste, homme horrible, ordurier, grimacier, chiffonnier... Je vois ce qu'il
veut dire. Il entend que lui et moi sommes d'avis différen».
Qu'ai-je donc fait? Pendant un quart de siècle, on nous a abasourdis des grands mots de «vertu
germanique» et de «corruption latine». J'ai voulu, en ma qualité de Latin, montrer que l'Allemagne n'a
pas le monopole de la vertu et qu'elle n'est guère plus avancée que nous dans les voies du Seigneur. Le
livre que j'ai commis sur Berlin a été écrit cent fois sur Paris, la «Babylone moderne», par des
Allemands.
Les droits qu'ils avaient а juger la France, ne les avais-je pas aussi а juger l'Allemagne, et а
raconter sincèrement ce que j'y avais observé а mes risques et périls?
Mon amour de la vérité, c'est là mon seul mérite; je ne m'en départirai pas, car je n'ai ni
préjugés а défendre, ni coterie а représenter, ni aucune faveur а demander.
Homme libre d'un pays libre, voilà tout ce que je suis.
Victor Tissot.
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«Vienne et la vie viennoise»
VIENNE
ET
LA VIE VIENNOISE
PREMIÈRE PARTIE
La route. — De Venise а Vienne
I
Un jour а Venise. — Les rues, les églises. — Souvenir de l'ancienne république. — Vie des
jeunes nobles — Mœurs et habitudes. — Saint-Marc. — Le palais des Doges. — Le Ghetto. —
J.-J. Rousseau а Venise. — Les ridotti. — Venise vue du Campanile. — Les deux Manin.
J'étais arrivé а Venise а sept heures du matin, au mois de février; c'est le moment propice où le
soleil écarte, comme des rideaux de soie, les nuages roses de sa couche et donne aux maisons ces
reflets violets si délicatement irisés, qui ressemblent aux pudiques rougeurs d'une vierge. On dirait que
la ville a honte d'être surprise encore toute nue dans son bain, car les balcons sont déserts, les portes
closes, les gondoles а l'amarre, les magasins fermés, les rues silencieuses; seules, les notes argentines
d'un clocher élevé s'égrènent dans les airs avec les pigeons de Saint-Marc. Tout prend des formes
vaporeuses et aériennes, on se croirait dans le pays des rêves: la ville, muette et solitaire, flotte audessus
des eaux comme une vision.
Cette heure matinale, avec le chatoyement plein de caresses de ses teintes, la saine fraîcheur de
ses brises, est la plus charmante pour faire son entrée а Venise. J'y suis arrivé souvent le soir, mais
toujours l'impression était mortuaire, malgré la clarté si douce des étoiles.
Le matin a quelque chose d'affable, de lumineux, de gai, qui convient aux âmes et aux villes
tristes. L'air, vibrant de parfums et de rayons, réjouit les yeux et dilate la poitrine. L'aube est une porte
qui s'ouvre: la porte d'ivoire de l'espérance. Le crépuscule est une porte qui se ferme, noire comme
celle d'un tombeau.
A la patrie du Titien et de Véronèse, il faut les tons chauds des aurores; l'eau des canaux et des
lagunes n'est vraiment belle qu'avec des miroitements de nacre, des reflets d'acier et de saphir; la
jeunesse du matin rajeunit les vieilles façades tremblantes et infuse du sang dans les veines desséchées
de leurs marbres; les palais en ruine se redressent sous les premiers rayons de ce ciel d'or et de pourpre,
et le pont du Rialto, avec ses persiennes vertes, ressemble, dans les nuageuses vapeurs du matin, а un
arc-en-ciel resplendissant. Vous qui aimez Venise par les poêtes qui l'ont chantée, n'entrez dans cette
ville de la couleur qu'avec la lumière. Venise est une fille du soleil et non pas une fille de la nuit.
Ma gondole glissait lentement, comme un grand cygne noir qui rêve; nous étions arrivés dans la
lagune et je ne savais encore а quel hôtel je donnerais la préférence. Je passais en revue ces nobles
demeures changées en vulgaires hôtelleries et je cherchais une enseigne et une exposition convenable.
L'hôtel di Monaco, en face de la Douane de mer et de Sainte-Marie du Salut, m'attira par la coquetterie
et la gentillesse de son architecture, sa terrasse, ses fenêtres mauresques, ses balcons sculptés а jour,
son portique et ses colonnettes de marbre; je rêvais là une jolie chambre lambrissée de chêne et dont la
mosaïque riante eût été polie par la pantoufle de satin de quelque blonde patricienne. En m'accoudant а
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la fenêtre, je comptais voir le va-et-vient des gondoles, les chaloupes des navires а l'ancré, passer,
chargées de marchandises ou de provisions, et la mer bleuir au loin, du côté du Lido. Déception amère!
On me fit monter dans une espèce de pigeonnier sans meubles et sans relation avec le personnel de
l'hôtel; un sicaire hardi aurait pu me lier dans un sac sans qu'il me fût possible de tirer un seul coup de
sonnette.
La vue du vapeur du Lloyd qui devait partir а minuit et me transporter а Trieste me consola
cependant de ce petit ennui. Une horloge sonna huit heures: j'avais la journée entière pour revoir cette
Venise que j'aime, comme Montaigne aimait Paris, jusque dans ses verrues; mais je me garderai bien
de vous donner une description qui ne vous apprendrait rien de nouveau. Ce que j'ai fait а Venise tout
le monde l'a fait, ce que j'y ai vu, tout le monde l'a vu. C'est la ville de la flânerie par excellence; nulle
part, le dolce far mente n'a plus de charmes. Voir un beau ciel, et sous ce beau ciel une belle mer, et au
bord de cette belle mer.des femmes belles, que peut-on désirer de plus? Venise avec des bruits de
marteaux, des tumultes de rames, — Venise commerçante et industrielle, ne serait plus la Venise
adorée des artistes et des rêveurs; la physionomie qui lui convient est cette physionomie aristocratique
et nonchalante de ville entretenue: le Titien l'a peinte sous les traits de Vénus; Véronèse l'a drapée dans
le brocart des courtisanes. Tout semble y vivre et y être fait pour l'amour, depuis ses colombes qui la
remplissent de leurs roucoulements jusqu'à ses gondoles si propres aux aventures et au mystère. Ville
de jouissances pour le corps et de plaisir pour les yeux, ville d'ivresse, de caresses et de ten-dresses
avec son ciel bleu, ses jeux de lumière, ses palais vermeils peuplés de statues, décorés de fresques
galantes, de glaces enguirlandées de fleurs, meublés de tables incrustées de porphyre et servies pour
des noces de Cana païennes! Ville de féerie, créée pour le cadre d'une composition mythologique, le
décor d'une tragédie de Shakspeare ou la scène d'un duo d'amour.
On rencontre partout des tableaux pittoresques dans ces rues et ces ruelles où la vie s'étale
librement en plein air; j'ai été au hasard а travers les encombrements des maichands de pastèques et de
friture, m'arrêtant ici devant un bazar ou un magasin de bric-à-brac, soulevant là le rideau de pourpre
d'une église aux autels éblouissants comme des soleils, aux murs tendus de draperies rouges а franges
d'or, aux chapelles peuplées de groupes de marbre et toutes scintil lantes d'étoiles de cierges. Les
églises italiennes ont quelque chose de chaud, de passionné: elles sont pleines de séductions et de
sensations; dans cette atmosphère d'encens et de langoureuses harmonies, leurs fleurs de marbre
exhalent des parfums de myrte et de citronnier; on murmure le cantique des cantiques, on comprend les
divines extases de sainte Thérèse, on éprouve comme une hallucination du paradis Les hommes y
tombent dans des contemplations extatiques, les femmes y ont des agenouillements de MarieMadeleine.
Dans
une de ces ruelles étroites au-dessus desquelles l'azur du ciel ressemble а une bande de
soie bleue tendue d'une maison а l'autre, j'ai été témoin d'une petite scène qui aurait fait le bonheur d'un
peintre de genre: Une jeune femme rieuse, en peignoir blanc, penchée а un balcon, dans l'attitude
coquette d'une colombe de fable écoutant les propos d'un ours brun, descendait au moyen d'une ficelle
un petit panier chargé d'une aumône qu'attendait, les bras et les yeux levés, un pauvre moine mendiant.
Je crois même que le moine regardait bien plus la dame que le panier; elle méritait cette attention, car
elle était charmante, dans cette clarté bleuâtre des apparitions; sa jolie tête blonde, au profil d'oiseau,
émergeait d'une ruche de dentelles, comme la tête éveillée d'une linotte qui sortirait d'une touffe
d'aubépine.
Je n'ai eu le temps ni de visiter les 164 églises ni de passer les 450 ponts de Venise; j'en ai vu
cependant assez pour que l'image de cette ville me poursuite sans cesse comme un mirage et un regret.
Où la vie pourrait-elle être plus douce que dans ces gondoles voluptueusement balancées sur l'eau
calme des lagunes? Où l'enchantement de la pensée pourrait-il être plus merveilleux que dans ces palais
ciselés, encadrant dans leurs murs de mosaïque les hautes glaces de Venise, et dans leurs plafonds
dorés, les fresques et les toiles des maîtres de la Renaissance?
A cette époque brillante, l'austère république retourne d'un pied léger au paganisme d'Athènes;
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Véronèse peint des madones lascives et le Titien couche sur des draperies éclatantes des déesses qu'eût
adorées la Grèce; les églises se transforment en sanctuaires d'une religion sensuelle ; la ville entière
change d'aspect, elle se laisse aller а tous les raffinements et а toutes les mollesses, et les gondoles qui
glissent silencieuses а la tombée de la nuit ressemblent aux spectres de ces anciens pêcheurs, si grands
dans les combats, si braves dans les tempêtes.
Pendant cette période unique de son histoire, quel merveilleux tableau offrit Venise! On dirait
une esclave favorite couchée sur des tapis précieux, aux pieds de son Sultan! Elle prit le nom de «Reine
de l'Adriatique», et elle régnait vraiment par la majesté de sa République, la splendeur de ses fêtes, le
génie de ses artistes, la beauté de ses femmes. Puissance et richesses, arts, sciences, gloire, elle tenait
tout cela dans sa main, — comme un sceptre de reine et une baguette de fée.
Vous figurez-vous la place Saint-Marc, par une soirée de printemps? La vieille basilique
étincelle comme une pagode; ses chevaux de bronze semblent secouer une crinière de feu; а côté, le
palais ducal dresse sa façade merveilleuse, épanouit les ogives dentelées de ses fenêtres, et l'ange qui
surmonte le campanile semble hésiter а reprendre son vol. Dans la foule qui se presse sous les portiques
et sur la place, quel luxe, quelle fantaisie, quelle variété! Les femmes sont parées de soie et de velours,
elles portent des jupes en drap d'or et d'argent; des constellations de pierreries brillent autour de leur
cou et de leurs poignets; un bouquet de violettes ou une rose orne leur sein, et c'est la plus grande
faveur qu'une dame puisse accorder а son amant que de lui envoyer cette fleur qu'elle a portée et qui est
tout imprégnée du parfum de sa chair. La chevelure ruisselle en flots abandonnés sur les épaules
découvertes; un chroniqueur raconte qu'une patricienne avait les cheveux si longs qu'elle était obligée
de les faire porter par son page, comme un manteau, afin qu'ils ne touchassent pas terre lorsqu'elle
descendait de sa gondole. A l'expression heureuse et souriante de ces femmes, а leur air d'opulente
santé, on reconnaît ces insouciantes et folâtres convives de Paul Véronèse, qui mangent dans la
vaisselle d'or les mets les plus recherchés et qui vident en riant la coupe des terrestres amours. Les
beaux seigneurs se promènent en vêtements coquets: ils ont quitté le casque et la cuirasse pour les
chapeaux а longues plumes et sont bien plus occupés de leurs rendez-vous du soir que des affaires de
l'Etat.
Les mœurs furent de tout temps faciles dans cette République byzantine ou les maris qui se
promenaient sous les Procuraties s'entendaient quelquefois proposer leur femme; plus la jeunesse
s'amusait, plus le Conseil des Dix était tranquille: l'immoralité était favorisée comme une utile
distraction qui empêchait la tête de penser; aussi la vie des jeunes nobles était-elle toute de dissipation
et de plaisirs». «Ils se font un mérite d'être libertins et joueurs, dit un témoin impartial, Saint-Disdier;
ils ne s'en tiennent pas а une seule courtisane et leurs parents leur donnent de quoi payer leurs
débauches». Saint-Disdier raconte que le fils d'un procurateur était si amoureux « de la plus belle et de
la plus honneste courtisane de Venise» qu'il ne bougeait pas de chez elle. Le père, affligé de cette
absence de son fils, lui dit «en son tendre langage vénitien», de mener cette fille chez lui. Saint-Disdier
rapporte également un trait de mœurs assez original pour être cité: Trois gentilshommes qui ne
savaient, depuis un an, comment se divertir, se dirent entre eux qu'il fallait faire quelque chose qui eût
de l'éclat et dont on parlât. L'un proposa d'aller mettre le feu au quartier des Juifs; l'autre dit qu'il fallait
aller chez la plus belle patricienne de Venise, enfoncer les portes et faire d'elle tout ce qui leur plairait;
mais la proposition du troisième se trouva plus conforme au goût de ces jeunes gens. Il dit qu'on
rebâtissait les murs du couvent de Saint-François, monastère de religieuses situé dans une île, а deux
milles deVenise, qu'il fallait y aller et entrer par les brèches. Le même soir, ils s'habillèrent tout de
blanc, montèrent en gondole, abordèrent а l'île vers minuit et pénétrèrent sans entraves jusqu'au dortoir.
La première nonne qui se réveilla fut très effrayée de se trouver au milieu de tous ces hommes, qu'elle
prit d'abord pour des diables de l'enfer; elle courut а la cloche, sonna le tocsin, de sorte que tout le
couvent fut sur pied, et que même des habitants de 1 île arrivèrent avec des armes. Nos jeunes nobles
ne se sentant pas en sûreté, regagnèrent prestement leurs gondoles et rentrèrent а Venise. Cette
escapade fit grand bruit, comme ils l'avaient désiré; on les découvrit, et ils furent bannis; mais au bout
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