L’AMOUR DE MADELEINE
AVERTISSEMENT
Si je n'ai inscrit aucun nom en tète de cette merveille, ce n'est pas qu'il ne m'en soit venu aucun а l'esprit. Quiconque aura
beaucoup fréquenté Bossuet s'imaginera, peut-être avec raison, reconnaitre ici soit la sublimité de ses pensées, soit la hardiesse de ses
images, soit
la sûreté' de son progrès par les sentiers les plus glissants, soit enfin l'inépuisable succession,
l'infinie variété et la
surprenante promptitude de ses mouvements oratoires. Mais quel que soit l'auteur, nul sans doute ne lui fera un crime d'avoir choisi un
tel su/et ou de l'avoir relevé de couleurs si vives. L'Esprit-Saint en a donné dans le Cantique des Cantiques un exemple qu'il est permis au
génie, réglé par la foi, d'imiter avec discrétion.
J. B.
Saint-Pétersbourg, le 24 mars 1909.
L'AMOUR DE MADELEINE
Madeleine, la sainte amante de Jésus, l'a aimé en ses trois états. Elle l'a aimé vivant, elle l'a aimé
mort, elle l'a aimé ressuscité. Elle a signalé la tendresse de son amour envers Jésus-Christ présent et
vivant; la constance de son amour envers Jésus-Christ mort et enseveli; les impatiences et les
transports, les fureurs, les défaillances et les excès de son amour délaissé envers Jésus-Christ ressuscité
et monté aux cieux.
Quand je regarde Madeleine aux pieds de Jésus, il me semble que je vois l'amour égaré qui
déplore ses égarements et recherche la droite voie aux pieds de Celui qui est la voie même. Est-ce
l'amour qui la presse? Ses baisers ardents le témoignent; la parole de Jésus-Christ le confirme. Mais
quel est cet amour de Madeleine? L'amour peut tout; l'amour ose tout; l'amour n'est pas seulement libre
et familier, mais encore hardi et entreprenant; et je vois Madeleine qui se tient derrière, qui n'ose lever
les yeux ni regarder ce visage, qui se croit trop heureuse d'approcher ses pieds ; qui soupire et ne parle
pas; qui pleure et n'ose attendre de consolation; qui donne tout ce qu'elle a et tout ce qu'elle est, et n'ose
pas même demander sa grâce. Si c'est l'amour qui vous pousse, Madeleine, que craignez-vous? Osez
tout, entreprenez tout. L'amour ne sait point se borner, ses désirs sont sa règle, ses transports sont sa loi,
ses excès sont sa mesure. Il ne craint rien que de craindre; et son titre pour posséder, c'est la hardiesse
de prétendre а tout et la liberté de tout entreprendre.
Il est vrai: tels sont les droits de l'amour, pourvu qu'il marche toujours dans la droite voie. Mais
quand il s'est égaré, il faut qu'il revienne par de longs détours, il faut qu'il tremble, il faut qu'il s'éloigne,
il faut qu'il pleure ses égarements et qu'il répare ses fautes par sa confusion. Pourquoi êtes-vous fait, ф
amour? Pour le beau et pour le bon, pour l'unité et pour le tout, pour la vérité et pour l'être, et pour la
source de l'être: et tout cela, c'est Dieu même. Oui, si vous aviez toujours marché droitement а Dieu,
vous oseriez tout avec Jésus-Christ; vous entreprendriez tout sur Jésus-Christ. Le Dieu fait homme pour
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L’AMOUR DE MADELEINE
être а l'homme se fût abandonné tout entier а vos embrassements, autant chastes que libres, autant
paisibles et doux que fervents et insatiables. Vous prétendriez tout sans crainte, et posséderiez tout sans
réserve. Mais, amour, vous vous êtes égaré dans des objets étrangers, pour lesquels vous n'étiez pas tait.
Revenez, revenez, pauvre vagabond, mais revenez avec crainte, par une juste punition d'avoir laissé
errer votre liberté; revenez serré de douleur, afin de porter la peine de vos épanchements dissolus;
revenez humilié et abaissé, afin de faire connaître que vous avez trop hardiment secoué le joug et
oublié votre Souverain.
L'amour unit, le péché éloigne, et l'amour pénitent tient de tous les deux. Madeleine court а
Jésus: c'est l'amour; Madeleine n'ose approcher de Jésus: c'est le péché. Elle entre hardiment: c'est
l'amour; elle aborde avec crainte et confusion: c'est le péché. Elle parfume les pieds de Jésus: c'est
l'amour; elle les arrose de ses larmes: c'est le péché. Elle épand et prodigue ses cheveux: c'est l'amour;
pour essuyer les pieds de Jésus: c'est le péché. Elle est avide et insatiable: c'est l'amour; elle n'ose rien
demander: c'est le péché. Mais elle pleure; mais elle soupire; mais elle regarde; mais elle se tait: c'est
l'amour et le péché tout ensemble. Que l'amour pénitent est aimable dans ses hardiesses soumises, dans
ses libertés réprimées, dans ses licences tremblantes! Encore une fois, qu'il est aimable, parce qu'il aime
parce qu'il honore, parce qu'il pratique la justice et qu'il renonce aux droits qui lui appartiennent par le
nom et la qualité d'amour, pour faire régner la justice par les sentiments de pénitence!
Car écoutons parler l'amour dans le Cantique des Cantiques. Il ne respire que l'union, les chastes
baisers, les intimes embrassements de l'Epoux. Hardi et impétueux qu'il est, il commence ainsi: Qu'il
me baise du baiser de sa bouche.1 L'amour pénitent voudrait bien sans doute pouvoir s'abandonner tout
du premier coup а cet aimable excès; mais confus de ses désordres, il n'ose point parler avec ce noble
transport; et au lieu de chanter avec l'Epouse: Qu'il me baise du baiser de sa bouche; ah! il s'estime
trop heureux qu'on lui laisse dire: Qu'il me souffre seulement de baiser ses pieds. C'est le cantique de
l'amour pénitent; c'est celui que chante Marie-Madeleine par ses larmes, par ses sanglots, par son
silence mélodieux.
Ne croyons pas néanmoins qu'il renonce tout а fait aux embrassements de l'Epoux. Toutes ces aimables
douceurs, dont elle semble s'éloigner, convaincue qu'elle en est indigne, dans un fond plus secret, elle y aspire.
Prosternée qu'elle est aux pieds de l'Epoux, occupée qu'elle est tout entière de ces pieds sacrés, et n'osant
seulement regarder sa face, elle l'embrasse déjà spirituellement dans le cœur. Mais elle supprime ce
désir, comme étant trop libre après ses péchés; et en le supprimant, elle le fait vivre d'une autre manière
plus intime et plus délicate. Ce désir, retenu par l'humilité, va а son objet par une autre route. Il
s'approche en se retirant, et la captivité qu'il s'impose lui donne la liberté. Voilà les admirables et les
mystérieux détours de l'amour pénitent, qui s'avance en fuyant, qui se met en possession en rejetant en
quelque manière le bien qu'il poursuit. Il n'ose dire а l'Epoux avec cette liberté de l'Epouse: Venez, le
bien-aimé de mon cœur; venez, venez prompte-ment; mais il trouve le moyen de l'appeler d'une autre
sorte, en disant: Retirez-vous; retirez-vous. «Retirez-vous, Seigneur, disait saint Pierre; car je suis un
homme pécheur,»2 Méthode nouvelle et inouïe d'inviter en repoussant! mais l'Epoux entend ce langage.
Il sait bien connaître que c'est le désirer fort ardemment que de le rejeter de la sorte; et ce désir de le
posséder, qui s'exprime par son contraire, lui touche le cœur et lui fait pitié; car il voit tout ensemble et
les impatiences d'une âme véritablement amante, et son secret soupir, d'autant plus violent qu'il n'ose
échapper, et les contraintes de son amour qui ne se découvre pas par respect. Alors sa propre bonté,
avide de se répandre а sa créature, le presse en faveur de cette âme qui n'ose pas le presser; si bien que,
compatissant а la violence qu'elle se fait, il court lui-même au devant, et l'assure de son amour
1 Cant., I, 1.
2 Luc., V, 8.
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